Si même la presse anglaise s’y met…

The Spectator est le plus ancien magazine britannique, qui appartient aujourd’hui au groupe Telegraph. Le voilà qui publie un article sur la politique de Zelensky à Odessa qualifiée d’« erreur stratégique fatale » et même de « suicide national ». L’auteur est Anastasia Piliavsky, enseignante au Kings’ College, et habitant Odessa. La parution d’un tel article dans un tel magazine aurait été absolument inconcevable il y a quelques mois. Traduction intégrale, parce que ce n’est vraiment pas anodin.

L’attaque de Zelensky contre Odessa est un pas de trop

En une seule semaine, Kiev a lancé une triple attaque contre Odessa : contre sa langue, son histoire et son gouvernement élu. La ville, qui pendant près de quatre ans a subi des bombardements incessants et tenu le front maritime de l’Ukraine, se trouve désormais assiégée par sa propre capitale.

La plus surprenante de ces mesures contre Odessa est la décision du président Volodymyr Zelensky de retirer à Gennady Trukhanov, maire de la ville élu à trois reprises, sa citoyenneté ukrainienne et ses fonctions. Il est accusé de détenir un passeport russe, ce que le maire nie catégoriquement. Pourtant, sans audience ni procédure régulière, le président a signé un décret lui retirant sa citoyenneté. L’article 25 de la Constitution ukrainienne interdit explicitement de priver un citoyen de sa nationalité. Même en vertu de la loi martiale, il s’agit là d’une attaque stupéfiante contre la démocratie.

Le moment choisi ne pouvait être plus révélateur. Alors que les appels à la tenue d’élections se multiplient, Zelensky semble vouloir éliminer ses rivaux. Troukhanov, maire populaire et pragmatique, représente précisément le type de menace que Kiev cherche à éliminer. Le message de Zelensky aux autres maires est clair : la nouvelle règle du jeu, c’est la loyauté par décret. C’est à prendre ou à laisser.

Odessa a terriblement souffert depuis l’invasion russe. La ville a subi des bombardements quasi quotidiens, a accueilli des centaines de milliers de réfugiés et a sacrifié des milliers de ses citoyens au front. Sa loyauté ne fait aucun doute : volontaire, avec une identité civique plus profonde que n’importe quel empire éphémère, Odessa est une ville qui montre l’Ukraine sous son meilleur jour. Considérer un tel endroit comme suspect n’est pas une folie, mais une atteinte à l’avenir pluraliste et ouvert de l’Ukraine.

L’attaque de cette semaine contre Odessa s’est déroulée sur trois fronts.

Tout d’abord, contre son gouvernement élu. Avec la destitution de Troukhanov, les dirigeants de la ville ont été effectivement décapités. Un « administrateur par intérim » originaire de Dnipro a été nommé. Même si les habitants d’Odessa étaient autrefois divisés au sujet de leur maire, rares sont ceux qui acceptent aujourd’hui le droit de Kiev de le destituer par décret. Même les opposants de Troukhanov considèrent sa destitution comme une violation de la volonté de la ville et un dangereux précédent pour l’autonomie locale.

Deuxièmement, sur la langue de la ville. Lundi, le Conseil des ministres ukrainien a approuvé un projet de loi qui supprime le russe et le moldave de la liste des langues minoritaires protégées. Cette mesure touchera des millions d’Ukrainiens russophones, dont beaucoup se trouvent au front. Les habitants d’Odessa, dont beaucoup parlent russe mais s’identifient comme Ukrainiens, considèrent cette mesure comme une insulte personnelle.

Troisièmement, sur son histoire et son patrimoine. L’Institut de la mémoire nationale de Kiev, récemment doté de nouveaux pouvoirs, a ordonné le retrait des figures désormais considérées comme « impérialistes », notamment le comte Mikhaïl Vorontsov, gouverneur du XIXe siècle qui a façonné Odessa après les guerres napoléoniennes. Sa vision cosmopolite a fait d’Odessa un pont entre les empires, un port florissant sur la mer Noire. Effacer ces figures ne « décolonise » pas Odessa : cela ampute ses racines et son identité européennes.

Ensemble, ces trois coups portés à la gouvernance, à la langue et à la mémoire d’Odessa constituent une tentative de détruire l’identité même de la ville.

Le calvaire d’Odessa n’est pas une aberration. Il marque un tournant plus profond dans la vie politique ukrainienne. Un gouvernement qui tirait autrefois sa force de son contraste moral avec la Russie commence à refléter les habitudes du pouvoir auquel il résiste : intolérance à l’égard de la dissidence, suspicion à l’égard de la différence et volonté de contrôler la langue, la mémoire et la loyauté depuis le sommet.

L’administration Zelensky justifie ces mesures comme des pas vers l’unité. Mais l’unité par la coercition n’est pas une force, c’est la peur en uniforme. Une démocratie ne peut se défendre en démantelant le pluralisme qui lui donne vie. Chaque purge, chaque langue interdite ou monument renversé, érode les fondements civiques de l’avenir européen de l’Ukraine. Odessa, parmi toutes les villes, aurait dû être chérie comme la preuve de ce pour quoi l’Ukraine se bat : un port libre, multilingue et sûr de lui, tourné vers l’Europe.

Au lieu de cela, elle est punie précisément pour ces qualités. Il en résulte une profonde aliénation qui imprègne désormais les conversations quotidiennes. Après des années de bombardements, les habitants d’Odessa se retrouvent aujourd’hui politiquement orphelins : leur loyauté est suspecte, leur identité niée, leur politique usurpée. J’ai vu la loyauté fervente de la ville se transformer en un ressentiment silencieux et bouillonnant.

Pour Kiev, semer la peur, le chaos, la division et l’éloignement alors qu’elle peut le moins se le permettre est une erreur stratégique fatale. Pour Moscou, c’est une aubaine : une victoire propagandiste qui consiste à regarder l’Ukraine incarner la caricature du Kremlin d’un autoritarisme intolérant. Pour l’Ukraine, priver son plus grand port de sa voix, de son identité et de sa représentation n’est pas seulement une forme d’autodestruction. C’est un suicide national.


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