Saint Jérôme

Dans sa très longue lettre à Eustochium, que j’évoquais samedi, saint Jérôme fait une confidence touchante : l’ascète du désert de Palestine fantasme encore sur les jeunes Romaines… Et il se sert du psaume 136 pour expliquer qu’il faut tuer les pensées mauvaises dès qu’elles apparaissent. « Malheur à toi, fille de Babylone ; heureux celui qui te rendra les maux que tu nous as faits ! — Heureux celui qui prendra tes petits enfants, el les brisera contre la pierre ! » Cette exégèse est déjà, au temps de saint Jérôme, traditionnelle : c’est celle qu’enseignent les pères du désert. Il a fallu attendre le XXe siècle pour que les imbéciles le prennent au premier degré… et suppriment ce verset de la prière de l’Eglise, alors qu’il est capital pour le combat spirituel. Mais il est vrai qu’il n’y a pas non plus de combat spirituel…

Lorsque l’homme intérieur aura commencé à hésiter un peu entre le vice et la vertu, dites alors : « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, pourquoi me troubles-tu ? Espère au Seigneur, parce que je Lui rendrai des actions de grâce, comme à celui qui est le salut, la lumière de mon visage et mon Dieu. » (Ps 41,5). Ne laissez pas les pensées se fortifier. Qu’il ne grandisse en vous rien de ce qui est de Babylone, rien de ce qui est confusion. Pendant que l’ennemi est faible encore, tuez-le ; que la malice, de peur que la zizanie ne vienne à croître, soit étouffée dans son germe. Écoutez le psalmiste disant : « Malheur à vous, fille de Babylone ; heureux celui qui vous rendra les maux que vous nous avez faits ! — Heureux celui qui prendra vos petits enfants, el les brisera contre la pierre ! » (Ps 136,11-12). Comme il est impossible que les feux d’une concupiscence née avec nous, et qui s’insinue jusque dans la moelle de nos os, ne viennent pas assaillir nos sens, on loue, on estime bienheureux celui qui, lorsqu’une pensée impure s’élève en son âme, la tue aussitôt et la brise contre la pierre ; « or, la pierre, c’est le Christ. » (1 Cor 10,4).

Oh ! combien de fois moi-même, retenu dans le désert, et dans cette vaste solitude qui, dévorée des feux du soleil, n’offre aux moines qu’une demeure affreuse, je croyais assister aux délices de Rome ! Je m’asseyais seul, parce que mon âme était pleine d’amertume. Mes membres étaient couverts d’un sac hideux, et mes traits brûlés avaient la teinte noire d’un Éthiopien. Je pleurais, je gémissais chaque jour, et si le sommeil m’accablait malgré ma résistance, mon corps décharné heurtait contre une terre nue. Je ne dis rien de ma nourriture ni de ma boisson, car, au désert, les malades eux-mêmes boivent de l’eau froide, et regardent comme une sensualité de prendre quelque chose de cuit. Eh bien ! moi qui, par terreur de l’enfer, m’étais condamné à cette prison, habitée par les scorpions et les bêtes farouches, je me voyais en imagination transporté parmi les danses des vierges romaines. Mon visage était pâle de jeûnes, et mon corps brûlait de désirs ; dans ce corps glacé, dans cette chair morte d’avance, l’incendie seul des passions se rallumait encore. Alors privé de tout le secours, je me jetais aux pieds de Jésus Christ, je les arrosais de larmes, je les essuyais de mes cheveux, et je domptais ma chair indocile par des jeûnes de plusieurs semaines. Je ne rougis pas de mon malheur ; au contraire, je regrette de n’être plus ce que j’ai été. Je me souviens que plus d’une fois je passai le jour et la nuit entière à pousser des cris, et à frapper ma poitrine, jusqu’au moment où Dieu renvoyait la paix dans mon âme. Je redoutais l’asile même de ma cellule ; il me semblait complice de mes pensées. Irrité contre moi-même, seul je m’enfonçais dans le désert. Si je découvrais quelque vallée plus profonde, quelque cime plus escarpée, j’en faisais un lieu de prière et une sorte de prison pour ma chair misérable. Souvent, le Seigneur m’en est témoin, après des larmes abondantes, après des regards longtemps élancés vers le ciel, je me voyais transporté parmi les cœurs des anges, et triomphant d’allégresse, je chantais : « Nous courrons après vous, attirés par l’odeur de vos parfums. » (Can 1,4).

(Traduction Grégoire et Collomet, 1837.)


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