Petite histoire du grand schisme

Par hasard, ce texte est prêt au moment de la semaine pour « l’unité des chrétiens ». Ce sera ma contribution… C’est encore un texte « hérétique », mais cette semaine étant celle où les hérétiques tiennent le haut du pavé, pourquoi pas moi…

On dit généralement que le schisme entre Rome et Constantinople eut lieu en 1054. Une date précise est sans doute utile, et celle-là n’est pas fausse. Mais le schisme n’est pas arrivé brutalement. 1054 et un aboutissement. Et longtemps après 1054 il y aura encore des relations entre latins et grecs.

Le concile de Nicée II

Le premier événement préparant et annonçant le schisme est paradoxalement un concile où le pape et le patriarche de Constantinople seront d’accord : le deuxième concile de Nicée, en 787.

C’est le concile qui légitime et prescrit le culte des images sacrées. Il est violemment rejeté par les théologiens et évêques francs, qui envoient au pape Adrien Ier une réfutation de la doctrine définie par Nicée II. Le pape leur répond point par point, mais ils n’acceptent toujours pas, et ils demandent à l’un d’eux de composer les Libri Carolini, les « livres de Charlemagne », en quatre tomes d’une trentaine de chapitres chacun, revêtus de la signature de Charlemagne devenu autorité suprême en matière de théologie… Ces livres ne seront jamais publiés, mais en 794 Charlemagne convoque à Francfort un grand concile qui condamne celui de Nicée II.

L’histoire pieuse dit que la traduction en latin du texte de Nicée II était fautive et que les Francs ne pouvaient pas accepter qu’un concile demande d’« adorer » des images. Mais le verbe grec était proskynein, et ce verbe est traduit par adorare les 60 fois qu’il se trouve dans le Nouveau Testament. La traduction allait de soi. Le mot latin et le mot grec ont la même double signification. : se prosterner, ou adorer (ou les deux à la fois). Quand il s’agit des images sacrées, « adorer » veut dire vénérer, comme le précise le texte du concile, par des inclinations, des baisers, des luminaires et de l’encens. Et le texte précise aussi que cette « adoration » est différente du culte de « latrie » qui ne s’adresse qu’à Dieu. Et quand le rédacteur des annales de Charlemagne décrira le couronnement impérial, il emploiera tout naturellement le verbe « adorare » pour parler des gens qui se prosternent devant l’empereur…

La fausse discussion sur le verbe « adorer » cache mal le fait que les Francs refusaient toute vénération des images du Christ, de la Mère de Dieu et des saints. Et en 825 ils tiendront encore un synode, à Paris, qui réitèrera la condamnation de Nicée II.

Peu à peu se creusera le fossé entre un Occident qui n’admet les images que dans un but illustratif et pédagogique, et un Orient où les icônes sont des véhicules de la grâce, qu’on doit vénérer par des baisers, des cierges et des encensements. Dans les faits, l’Eglise de Rome qui reconnaît le deuxième concile de Nicée comme le 7e concile œcuménique n’admettra jamais l’anathème du concile contre ceux qui ne vénèrent pas les images du Seigneur et des saints. Et encore au XIe siècle l’Eglise franque ne reconnaîtra que six conciles œcuméniques. Historiquement c’est le concile de Francfort qui a gagné en Occident, et l’art sacré deviendra un art décoratif plus ou moins religieux… et de moins en moins religieux.

En bref, l’Eglise d’Occident n’appliquera jamais le concile de Nicée II qu’elle reconnaît, et appliquera le concile de Francfort qu’elle ne reconnaît pas. Ce n’est pas anodin.

Le « schisme » de Photius

Photius était l’homme le plus savant de son temps, dans tous les domaines. Il était le chancelier de l’empire, et une sorte de professeur d’université. Les Belles Lettres ont publié en 9 volumes ce qu’on appelle « la bibliothèque de Photius », un recueil de 280 notes de lecture de longueurs très diverses d’autant plus précieuses que nombre d’entre elles évoquent des livres disparus. Parmi ses œuvres il y a aussi un « lexique » du grec classique et biblique qui a été édité en trois volumes, les Amphilochia, 300 questions et réponses sur des difficultés de la sainte Ecriture, etc.

A la suite d’une révolution de palais à Constantinople, le pouvoir fut exercé par un certain Bardas, frère de l’impératrice Théodora. Le patriarche Ignace reprochait publiquement ses frasques à Bardas, qui finit par le faire démissionner en 858 et fit élire Photius à sa place. Celui-ci envoya une lettre synodique au pape Nicolas Ier, qui fut satisfait de la profession de foi du nouveau patriarche (sans le Filioque) mais s’étonnait qu’un laïc devienne subitement patriarche, et du vivant d’un autre patriarche. Les partisans d’Ignace intriguèrent auprès de Nicolas Ier, qui fit la première crise d’autoritarisme pontifical de l’histoire. En 863 il convoqua un concile au Latran, qui condamna Photius le « laïc » et « intrus » et exigea qu’Ignace soit rétabli sur son siège. Il oubliait que Taraise (saint Taraise y compris pour Rome), le grand-oncle de Photius, avait été « élu » patriarche exactement dans les mêmes conditions. Et que saint Ambroise n’était même pas baptisé quand il fut acclamé évêque…

En réponse, Photius convoqua en 867 un synode qui excommunia Nicolas Ier et condamna les « hérésies » romaines, dont l’ajout du Filioque au Credo.

Juste après il y eut une nouvelle révolution de palais. Le nouvel empereur fit emprisonner Photius qui critiquait ses crimes, et voulut une réconciliation avec Rome. Le nouveau pape Adrien convoqua un synode à Rome qui condamna de nouveau Photius, puis il y eut un concile œcuménique à Constantinople (869-870) qui confirma la condamnation de Photius.

Mais quelques années plus tard Photius exilé dans un monastère revint à Constantinople, se rapprocha de l’empereur au point de devenir précepteur de ses enfants et se réconcilia avec Ignace. A la mort de ce dernier, en 877, Photius redevint patriarche.

En 879 fut convoqué un nouveau concile à Constantinople. Les décisions du concile de 869 sont annulées, et Photius pleinement rétabli. Il est précisé qu’on ne doit pas ajouter le Filioque au Credo. Le pape Jean VIII ratifie le concile, qui restera comme « le concile des 383 pères » pour les canonistes qui en citeront les actes, concile auquel participa exceptionnellement le patriarche d’Antioche en personne, et où les légats des autres patriarches étaient autrement plus prestigieux que ceux du concile qui avait condamné Photius, lequel avait commencé avec 12 évêques et s’était terminé avec 103. Jean VIII entretiendra ensuite de bons rapports avec Photius, qui sera canonisé par l’Eglise de Constantinople à la fin du siècle, alors que Byzance est donc en communion avec Rome…

Ainsi se termine la véritable affaire Photius. On constate qu’il n’a pas été question de la procession du Saint-Esprit, mais seulement de la licéité d’ajouter le Filioque au Credo, bien que les positions soient déjà bien affirmées entre les Francs qui affirment que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, et les byzantins qui affirment conformément aux pères grecs que le Saint-Esprit procède seulement du Père, et Photius réconcilié va composer son pamphlet Mystagogie du Saint-Esprit sans que cela pose le moindre problème à Rome. Du reste, en 891 le pape Formose nouvellement élu enverra au patriarche Etienne une lettre synodique avec le Credo sans le Filioque.

Mais plus tard va se développer la légende du « second schisme de Photius ». Elle est élaborée par Baronius, à la toute fin du XVIe siècle, sur la foi de faux documents, puis amplifiée et imposée par Robert Bellarmin, jouant de son prestige et de son autorité, en 1633. Selon la nouvelle histoire officielle, Photius a été légitimement condamné par le concile de 869, puis il a fabriqué un faux concile dix ans plus tard, à la suite de quoi il a été de nouveau condamné par Rome.

Cela continue de se trouver dans nombre de textes sur la question. Mais le franciscain François Dvornik a surabondamment et définitivement prouvé dans son livre Le schisme de Photius, histoire et légende, publié en 1950, qu’il n’y avait jamais eu de seconde condamnation de Photius. Ce qui pose un problème pour la numérotation des conciles que Rome considère comme « œcuméniques ». Car celui qui a condamné Photius devient le 8e, alors que ses actes ont été annulés par le concile suivant qui n’est pas reconnu et qu’on tente de faire oublier. Au synode de Zamość en 1720 Rome exigea des prêtres ruthènes un serment spécial par lequel ils reconnaissaient le « 8e concile » par lequel Photius a été à bon droit condamné…

Déjà au concile de Florence (1439), un cardinal demandait aux grecs de lui procurer les actes du « 8e concile » où Photius a été condamné à cause du Filioque selon lui. Marc d’Ephèse lui expliqua (en vain, naturellement) qu’il ne pouvait pas lui donner les actes détruits d’un concile abrogé, mais seulement ceux du concile qui a réhabilité Photius.

Le « grand schisme » de 1054

L’affaire Michel Cérulaire se déroula au moment de la plus grande expansion d’un empire byzantin au faîte de sa puissance. Le patriarche, comme toute la cour de Constantinople, voyait avec condescendance, voire avec mépris, l’anarchie qui régnait à Rome, soumise au comte de Tusculum qui faisait papes les membres (laïcs) de sa famille : Benoît VIII, puis Jean XIX, puis le très débauché Benoît IX qui se fait chasser trois fois et revient deux fois pendant que d’autres papes sont nommés à sa place : Sylvestre III, Grégoire VI, Clément II… En 1048 l’empereur Henri III nomme Damase II, qui meurt au bout de 23 jours, puis Léon IX. Lequel va remettre de l’ordre et affirmer son autorité un peu partout. D’abord en ravageant le fief des Tusculum, puis en… imposant aux églises grecques du sud de l’Italie de devenir latines. La réplique de Michel Cérulaire fut immédiate : il ordonna aux églises latines de Constantinople de se conformer aux usages byzantins. Devant leur refus, il les ferma.

En 1053 Michel Cérulaire écrivit une lettre au pape, pour faire la paix. Il lui disait qu’il citerait son nom aux diptyques si le pape faisait la réciproque, afin de mettre un terme à une trop longue période d’ignorance réciproque. Mais le pape, ou plutôt son vindicatif bras droit le cardinal Humbert, trouva qu’en disant cela le patriarche se mettait au même niveau que le pape, d’autant qu’il l’appelait « frère » et non « père », et qu’il se disait « patriarche œcuménique » (à savoir patriarche de toute l’œcouménée byzantine).

Le cardinal Humbert rédigea au nom du pape une lettre incendiaire, traitant le patriarche de néophyte, mettant en doute son élection, l’accusant d’empiéter sur les droits des patriarches d’Antioche et d’Alexandrie, d’oser se dire patriarche œcuménique, de rejeter l’usage du pain azyme, de promettre de citer le pape si le pape le citait alors que l’Eglise de Rome a autorité sur toutes les Eglises et que toute Eglise séparée d’elle n’est « qu’un conciliabule d’hérétiques, un conventicule de schismatiques, une synagogue de Satan ». Trois légats allaient juger de tout cela sur place – et recevoir la soumission du patriarche pénitent.

Fin mars ou début avril 1054, les légats arrivèrent à Constantinople. Refusant le protocole byzantin qui les faisait passer après les métropolites, ils jetèrent la lettre du pape devant le patriarche et s’en allèrent. Pendant les mois qui suivirent la polémique s’enfla de part et d’autre. Le cardinal Humbert alla jusqu’à accuser les grecs d’avoir supprimé le Filioque du Credo, ce qui était énorme, puisqu’à Rome le Filioque n’avait été ajouté au Credo que 40 ans auparavant… Le patriarche refusait de discuter avec les légats en l’absence des autres patriarches ou de leurs légats, selon la coutume. Finalement, le 16 juillet 1054, alors que commençait la divine liturgie à Sainte-Sophie, les légats déposèrent sur l’autel la bulle d’excommunication et s’en allèrent en secouant la poussière de leurs chaussures…

La bulle refusait à Michel le « néophyte » le titre de patriarche et dénonçait l’« abondante zizanie d’hérésies » dont il était coupable ainsi que les « partisans de sa folie » : ils étaient simoniaques, valésiens, ariens, donatistes, nicolaïtes, sévériens, pneumatomaques (puisqu’ils « ont supprimé dans le Symbole la procession du Saint-Esprit a Filio »), manichéens, nazaréens. « Pour toutes ces erreurs et plusieurs autres actes coupables », les légats, « par l’autorité de la Trinité sainte et indivisible, du Siège apostolique et de tous les saints pères orthodoxes des sept conciles », signent contre Michel et ses partisans « l’anathème que notre révérendissime pape avait prononcé contre eux s’ils ne venaient pas à résipiscence ». Et l’on répète que « tous ceux-là tombent sous l’anathème, Maranatha, avec les Simoniaques, Valésiens, Ariens, Donatistes, Nicolaïtes, Sévériens, Pneumatomaques, Manichéens et Nazaréens et tous les hérétiques, bien plus avec le diable et ses anges, à moins qu’ils ne viennent à résipiscence. Amen, amen, amen ! »

En réponse, Michel Cérulaire anathémise le pape à son tour.

Ici il y a tout de même un problème concernant l’infaillibilité pontificale. Car il s’agit d’un document doctrinal de la plus haute importance, qui invoque même l’autorité de la Sainte Trinité. Dans lequel le pape ose accuser le patriarche d’avoir enlevé le Filioque du Credo, et d’être le fourrier de 9 hérésies hétéroclites et contradictoires dont il est parfaitement exempt.

Bien sûr je connais la réponse : le pape était mort quand la bulle fut mise sur l’autel de Sainte-Sophie, donc elle ne compte pas…

Ben voyons… Mais alors l’excommunication de Michel Cérulaire est caduque ? Ce n’est pas du tout ce que Rome a conclu. Preuve en est que Paul VI et le patriarche Athégoras levèrent les excommunications en 1965. Si l’excommunication de 1054 était valide, le reste de la bulle l’était aussi, puisqu’il s’agissait des motifs de la condamnation…

Le sac de Constantinople (1204)

Un événement capital dans l’histoire du schisme fut ce que l’on appelle « le sac de Constantinople », car il s’agit de quelque chose de bien plus grave que cela.

La « 4e croisade » s’arrêta à Constantinople. Les croisés dévastèrent et pillèrent les palais et les églises pendant trois jours. Les Vénitiens récupèrent les 150.000 marcs d’argent qui leur avaient promis pour la suite de la croisade mais qui tardaient à venir (mais il n’y aura pas de suite de la croisade). Le pillage aurait rapporté en tout quelque 900.000 marcs. (Pour avoir une idée de ce que ce vol représente, les croisés s’étaient engagés à verser 85.000 marcs aux Vénitiens, soit le double des revenus annuels du roi de France.)

Mais ce n’est pas seulement Constantinople. La razzia des croisés s’étend partout, et ils pillent même les monastères de l’Athos, y compris le monastère latin bénédictin, qui ne s’en remettra pas.

Et surtout une grande partie de l’empire passe sous la domination latine. Baudoin de Flandres est couronné à Sainte-Sophie empereur de l’empire latin de Constantinople. Boniface de Montferrat se fait roi de Thessalonique et suzerain de la principauté d’Achaïe (le Péloponnèse) divisée en 12 baronnies sous la direction de Geoffroy de Villehardouin, Othon de la Roche crée le duché d’Athènes, les Vénitiens fondent le duché de Naxos, il y a encore la seigneurie de Négrepont, le comté palatin de Céphalonie…

Partout on nomme des évêques latins. Et bien sûr un patriarche latin de Constantinople, le premier étant Tommaso Morosini, un sous-diacre vénitien de la famille d’un doge. Il est ahurissant de considérer que les papes continueront de nommer des soi-disant patriarches latins de Constantinople jusqu’en 1927 et que le titre ne sera supprimé qu’en 1964, soit sept siècles après que les Grecs eurent repris Constantinople (et pendant le schisme d’Occident il y en eut deux, et même trois…). Il en fut de même pour les patriarcats latins d’Antioche, d’Alexandrie, et de Jérusalem, à cela près que Pie IX rétablit concrètement ce dernier en 1847 et que ça dure toujours…

Après la prise de la Grèce par les croisés, les byzantins se replient sur leurs terres d’Asie mineure et élisent un nouvel empereur, Théodore Lascaris, dont la capitale est Nicée. Son gendre Jean III Doukas-Vatatzès reprend Thessalonique en en 1246, puis Michel VIII Paléologue reprend Constantinople en 1261.

Mais il subsistera une principauté latine de Morée (sud de l’Achaïe) jusqu’en 1417.

Surtout, l’empire de Constantinople n’est plus que l’ombre de lui-même. Il a été dépouillé et ruiné par les latins, la capitale ne se relèvera jamais, et finira par tomber sous les coups des Turcs.

Le sac de Constantinople et ce qui s’en est suivi est peut-être le fait majeur du schisme. Car les Grecs ont vécu alors ce qu’était concrètement l’union à Rome : sur le plan civil l’oppression des barons francs, et sur le plan religieux l’oppression des évêques latins.

Le IIe concile de Lyon (1274)

70 ans après le sac de Constantinople, 9 ans après la reprise de la ville par les byzantins, Rome cherche à retisser les liens en organisant un concile d’union (en réalité de retour des grecs à l’unité et à la foi romaines – la « reductio græcorum »), et l’empereur Michel cherche l’appui du pape pour contrer Charles d’Anjou, roi de Naples, qui vient d’hériter de la principauté de Morée et ne cache pas son ambition d’étendre son empire jusqu’à Jérusalem.

Ce sera le IIe concile de Lyon. Sur la question de l’union (puisqu’on y traite de nombreux autres sujets propres à l’Eglise latine) ce sera rapide. Car il n’y aucune discussion. Les byzantins sont représentés par un ancien patriarche (puisque l’actuel est contre) et le métropolite de Nicée, et des représentants de l’empereur. Ils apportent une lettre de l’empereur et une lettre de 38 évêques disant qu’ils reconnaissent tout ce que Rome enseigne. On leur fait assister à la messe avec le Filioque au Credo (trois fois !), et on promulgue le « dogme » qui vient d’être élaboré par Thomas d’Aquin (lequel ne pourra pas voir son triomphe puisqu’il meurt avant d’arriver) : « Nous professons avec fidélité et dévotion que le Saint-Esprit procède éternellement du Père et du Fils, non pas comme de deux principes, mais comme d’un seul principe, non pas par deux spirations, mais par une seule et unique spiration. »

Le texte ose ajouter : « C’est ce que la sainte Eglise romaine, mère et maîtresse de tous les fidèles, a jusqu’à maintenant professé, prêché et enseigné ; c’est ce qu’elle tient fermement, prêche, professe et enseigne ; c’est là l’immuable et véritable doctrine des Pères et des Docteurs orthodoxes, aussi bien latins que grecs. » Ce qui est entièrement faux, et d’ailleurs il n’y a aucune tentative de justification (alors que c’était la première fois qu’un « concile œcuménique » évoquait la question). Le nouveau « dogme » est asséné, point final.

Naturellement l’union fera long feu. D’ailleurs elle n’a aucune existence. Le pape Grégoire X se félicite de sa grande victoire, mais pour qu’il y ait union entre Rome et Constantinople, il faudrait que le patriarche de Constantinople soit d’accord. Or il ne l’est pas. Seul l’empereur Michel VIII y tient (pour des motifs politiques). Il ira jusqu’à faire crever les yeux des principaux opposants. Quand il meurt en 1282, on ne parle plus de l’union.

Le concile de Florence (1439)

En 1417 le concile de Constance met fin au schisme d’Occident par l’élection de Martin V. Ce pape va vouloir mettre fin au schisme d’Orient, et des tractations commencent dans les années 1420. Les envoyés de Constantinople laissent entendre que les autorités byzantines civiles et religieuses sont prêtes à accepter la doctrine latine. Mais quand on en arrive à la préparation du concile, Martin V découvre qu’en réalité l’Eglise de Constantinople rejette toute soumission a priori au pape.

Eugène IV (neveu d’un des trois papes du schisme d’Occident) va reprendre l’idée d’un concile d’union. Officiellement il s’agit d’un transfert du concile de Bâle (de plus en plus schismatique) à Ferrare, pour accueillir les byzantins près de l’Adriatique afin qu’ils puissent rentrer chez eux en catastrophe si les Turcs attaquent. Car Eugène IV profite de ce que les byzantins sont sous la menace turque : l’empereur Jean VIII espère qu’avec l’union il aura le soutien de l’Occident contre les Turcs. Ce que promet le pape, qui ne pourra pas remplir sa promesse.

Le patriarche se dépêche de sacrer évêques, avec des titres prestigieux, les trois moines grecs les plus à même de discuter avec les théologiens latins : Bessarion, qui est fait métropolite de Nicée, Marc Eugenikos, métropolite d’Ephèse, et Isidore, métropolite de Kiev.

Car à la différence de ce qui s’était passé à Lyon, on va discuter de la doctrine. Et c’est un vrai concile œcuménique comme les anciens conciles, présidé par l’empereur de Constantinople.

Du côté latin, les principaux orateurs seront le cardinal Giuliano Cesarini, légat du pape au concile de Bâle, acteur de la cinquième et dernière croisade contre les Hussites, qui se terminera par un accord de paix avec les Hussites modérés, qui ont gagné contre les extrémistes ; le dominicain Juan de Torquemada (oncle du célèbre inquisiteur), qui a été ambassadeur de Castille au concile de Bâle, est maître du palais apostolique et sera créé cardinal après le concile (et évêque, et camerlingue du Sacré Collège, et abbé commendataire de cinq abbayes…) ; le dominicain Giovanni da Montenero, prieur provincial de Lombardie, qui était l’un des représentant des dominicains au concile de Bâle, et qui mourra peu après le concile de Florence.

Le concile commence le 8 octobre 1438, alors que le pape est arrivé en janvier et que les byzantins sont arrivés en mars…

On commence à parler des sujets qui fâchent, notamment le purgatoire. Les discussions traînent, avec de longues interruptions. Début janvier 1439 il y a la peste à Ferrare, et le concile se transporte à Florence. C’est là qu’auront lieu les principales discussions, essentiellement sur la procession du Saint-Esprit, et elles seront marquées par un long duel entre Giovanni da Montenero et Marc d’Ephèse, qui reste seul à défendre la doctrine orientale, puisque Bessarion et Isidore se taisent et passent peu à peu du côté latin (encouragés par le patriarche et l’empereur, qui veulent l’union à tout prix).

A un moment, Giovanni da Montenero va sortir ce qu’il croit être l’argument décisif. Il montre un passage de saint Basile, dans son livre Contre Eunome, où il dit que le Saint-Esprit vient après le Fils, « tenant de lui son être et recevant de son bien pour nous en faire part et dépendant complètement de lui ». Si le Saint-Esprit tient son être du Fils, assurément cela veut dire qu’il en procède. Marc d’Ephèse affirme que cette expression ne figure pas dans le texte authentique de saint Basile. Les deux vont chercher des manuscrits qui prouvent ce qu’ils affirment, tandis que la discussion s’éternise. A la fin Montenero triomphe : on a trouvé cinq anciens manuscrits du livre de saint Basile, dont quatre ont la phrase litigieuse. Après le concile, Bessarion mènera une recherche en Grèce, et il trouvera un manuscrit où la phrase a été maladroitement grattée, un autre où elle a été noircie : donc Monternero avait bel et bien raison.

Mais on sait aujourd’hui de façon certaine que c’est Marc d’Ephèse qui avait raison. L’addition est ancienne, mais c’est bien une addition. Aucun père grec n’a dit que le Saint-Esprit tenait son être du Fils, de même que Photius avait raison quand il affirmait qu’aucun père grec n’a dit que le Saint-Esprit procède aussi du Fils.

Le 10 juin, le patriarche Joseph II meurt, laissant un mot disant qu’il est d’accord avec tout ce qu’enseigne « l’Eglise catholique apostolique de notre Seigneur Jésus-Christ de l’ancienne Rome ». Il est enterré avec les honneurs grecs et latins dans l’église Santa Maria Novella de Florence. Fait significatif, le pape propose que son successeur soit le… « patriarche latin de Constantinople », Giovanni Contarini. Sans doute est-ce pour lui l’occasion de régulariser la situation, puisqu’au début du concile il a donné à son neveu le cardinal Francesco Condulmer le titre de « patriarche latin de Constantinople » pour le remercier d’avoir mené à bien la préparation du concile avec les grecs. Naturellement les byzantins, qui sont prêts à presque toutes les concessions, trouvent que là ce n’est quand même pas possible… (Francesco Condulmer, créé cardinal à 21 ans, est aussi camerlingue et vice-chancelier de l’Eglise. Eugène IV fait d’un autre neveu, Marco Condulmer, le dernier patriarche de Grado puis le « patriarche latin d’Alexandrie »…)

Les discussions se poursuivent sur d’autres sujets, notamment la primauté du pape. Mais là, comme pour le purgatoire, on s’accorde assez facilement sur un texte qui ne choque personne. La véritable pierre d’achoppement est la procession du Saint-Esprit.

Ce qu’on appelle le décret d’union ou l’acte d’union est signé le 5 juillet. En réalité il s’agit d’une bulle du pape, commençant par son nom en très gros caractères. Toutes les personnes présentes le paraphent, sauf Marc d’Ephèse. (Certains évêques grecs qui participaient aussi au concile s’étaient discrètement éclipsés pour ne pas signer, dont Gennade Scholarios, d’abord partisan de l’union, qui sera le premier patriarche anti-unioniste sous domination ottomane.)

Le texte dit ceci sur la procession du Saint-Esprit :

Donc au nom de la sainte Trinité, du Père, du Fils et du Saint-Esprit, avec l’approbation de ce saint concile universel de Florence, nous définissons cette vérité de foi afin qu’elle soit crue et reçue par tous les chrétiens, et qu’ainsi tous le professent : que le Saint-Esprit est éternellement du Père et du Fils, et qu’il tient son essence et son être subsistant du Père et du Fils à la fois, et qu’il procède éternellement de l’un et de l’autre comme d’un seul principe et d’une spiration unique, déclarant que ce que disent les saints docteurs et les Pères, à savoir que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils, tend à cette conception que par là est signifié que le Fils aussi est, selon les Grecs la cause, selon les Latins le principe de la subsistance du Saint-Esprit, aussi bien que le Père. Et puisque tout ce qui est du Père, le Père lui-même l’a donné à son Fils unique en l’engendrant, sauf le fait d’être Père, ceci même que le Saint-Esprit procède du Fils, le Fils lui-même le tient éternellement du Père par lequel il a été aussi éternellement engendré.

L’explication alambiquée a pour but de noyer le poisson. Les dernières discussions avaient tourné autour des prépositions « de » et « par ». Les grecs disent que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils, les latins qu’il procède du Père et du Fils, donc « de » et « par » sont synonymes. Sic. Je reçois un colis de ma grand-mère, et je reçois un colis par la Poste, c’est pareil. Le théologien répondra que ma grand-mère et la Poste ne sont pas de la même substance, et que le raisonnement ne tient donc pas. Mais ce n’est pas parce que le Père et le Fils sont de la même substance que « de » et « par » veulent dire la même chose. Car on ne parle pas de la substance, mais des Personnes. Et si c’est à raison de la substance que le Père et le Fils produisent ensemble le Saint-Esprit, alors le Saint-Esprit se produit lui-même, il procède de lui-même, puisqu’il est de même substance. Ce qui est absurde.

En outre, quand les pères grecs disent que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils, ils évoquent la procession du Saint-Esprit ad extra, et non la vie intérieure de la Sainte Trinité. Le Saint-Esprit vient aux hommes par le Fils. Ainsi s’écroule l’argument de Florence. Le P. Théodore de Regnon, qui entendait étayer le dogme de Florence par ses recherches sur les pères grecs, fut très surpris, et il le dit honnêtement, de constater qu’on ne pouvait trouver que deux phrases, dans tout le corpus grec, qui puissent venir à l’appui du raisonnement de Florence.

Ensuite le concile fera venir des arméniens, puis des coptes, qui signeront leurs propres bulles d’union. Il y eut aussi des éthiopiens, mais de Jérusalem, qui disaient ne pas pouvoir signer en l’absence de leur roi. Et des jacobites.

Dès le 7 août 1439, Isidore de Kiev a été nommé légat du pape pour la Pologne, la Lituanie et la Russie. Il arrive à Moscou le 19 mars 1441. Le jour même il célèbre la divine liturgie et fait lire le texte d’union. Résultat : il est arrêté et jeté en prison. Il s’évade facilement, et retourne à Rome où il est créé cardinal. En 1452, légat de Nicolas V à Constantinople, il y célèbre aussi officiellement l’union (13 ans après le concile !), et tente de l’imposer. Mais il est fait prisonnier par les Turcs lors de la prise de la ville. Puis il est libéré. Il sera nommé « patriarche latin de Constantinople », « archevêque de Chypre et de Nègrepont », camerlingue du Sacré Collège, et il mourra en 1463 doyen du collège des cardinaux sous les ors du Vatican.

Bessarion est créé cardinal dès décembre 1439. Il se rend en Grèce pour faire campagne pour l’union, mais il échoue et revient à Rome. Il est fait « archevêque latin de Thèbes », administrateur apostolique de plusieurs diocèses et du patriarcat latin de Jérusalem, et abbé de Summaga. A la mort d’Isidore il devient doyen du collège des cardinaux et « patriarche latin de Constantinople » puis il est aussi camerlingue du Sacré Collège. Personnage important de Rome (son salon est à la mode chez les intellectuels), il est fait également noble de Venise… Il meurt à Ravenne en 1472 en revenant d’une mission auprès de Louis XI.

Tandis que Bessarion et Isidore accumulent leurs récompenses romaines, Marc Eugenikos, qui est resté l’humble moine qu’il était avant de devenir métropolite d’Ephèse par pure obéissance, fait campagne contre l’union dans ce qui reste de l’empire byzantin puis sous la domination turque, et il a d’autant plus de succès que cette union est très impopulaire et que Marc en impose par la sainteté de sa vie. Finalement un synode de Constantinople rejette formellement le concile de Florence, en… 1484. L’Eglise russe l’avait rejeté dès 1441.

Après Florence

On pourrait penser qu’après cet échec, et après la chute de Constantinople, il n’y a plus de relations entre Rome et une Eglise orthodoxe qui a rompu les ponts, qui n’a plus d’empereur, et qui se retrouve dans une sorte de prison turque.

Ce n’est pourtant pas tout à fait le cas.

L’avancée ottomane jusqu’à l’Adriatique va conduire un grand nombre d’Albanais de Grèce, qui combattaient avec leur héros Skanderberg, à se réfugier eux aussi en Italie. Ils s’installent en Italie du Sud et en Sicile. Ils sont orthodoxes, relevant de l’archevêché autocéphale d’Ohrid. Lequel n’a pas rejeté le concile de Florence… En 1536, le pape Paul II permet au métropolite d’Ohrid, Prochore (qui est en communion avec le patriarche de Constantinople), de nommer un évêque pour les Albanais d’Italie. Il aura le titre de métropolite d’Agrigente, ancien siège épiscopal byzantin de Sicile. Il y aura ainsi quatre métropolites successifs d’Agrigente. Mais le patriarche de Constantinople met fin à l’autocéphalie d’Ohrid en 1557.

C’est alors le concile de Trente, et donc la période tridentine de persécution et de latinisation des orientaux. Trois semaines après le concile, Pie IV abroge tous les privilèges accordés aux orientaux d’Italie et les met sous la juridiction des évêques latins. Lesquels découvrent avec horreur des villages entiers qui sont « orthodoxes », et deux d’entre eux demandent à Rome de sévir contre leurs prêtres aux « opinions hérétiques »… Alors on crée à Rome un « collège grec », où tout se passe… en latin. Il y aura toujours néanmoins des échanges, et l’on verra notamment au XVIIIe siècle des iconographes chypriotes venir enseigner à Mezzojuso.

Au début du XVIIe siècle, un patriarche de Constantinople permet aux jésuites et aux capucins de confesser des orthodoxes, puis un autre patriarche permet aux diacres orthodoxes de communier à la messe du dominicain Jacques Goar, éminent spécialiste de la liturgie byzantine. Mais le P. Goar vit (de 1631 à 1637) sur l’île de Chios, et les îles grecques sont à part. Longtemps sous domination franque, puis génoise ou vénitienne, elles ont une tradition latine à côté de la tradition byzantine. Il y avait même des églises où l’on célébrait les deux rites sur deux autels distincts, l’évêque latin pouvait prêcher aux orthodoxes et réciproquement. L’intercommunion était fréquente. Les missionnaires latins considéraient que les prêtres et évêques orthodoxes étaient légitimes tant qu’ils n’étaient pas personnellement excommuniés…

Du côté adriatique, sur l’île sicilienne puis vénitienne de Zante, le saint sacrement était porté le vendredi saint par l’évêque latin et l’évêque orthodoxe. A Corfou, la fête de saint Spiridon était carrément concélébrée. En fait cette intercommunion était largement pratiquée dans les îles, comme le reconnaît l’historien jésuite Joseph Gill : « L’histoire est presque monotone parce qu’elle était la même partout ; néanmoins, elle est étonnante. »

C’est aussi une période de l’histoire de l’art : au XVIe siècle se développe l’école iconographique vénéto-crétoise, qui intègre une influence italienne plus ou moins importante dans la peinture d’icônes. Et les mêmes iconographes crétois peignent à la maniera greca ou à la maniera latina selon la confession du client.

Tout cela s’arrête au XVIIIe siècle. Le 5 juillet 1729, la Congrégation pour la propagation de la foi interdit strictement tout culte commun entre catholiques et schismatiques grecs. Puis le 10 mai 1753 c’est le Saint-Office qui édicte une interdiction générale de toute communicatio in sacris.

Du côté grec c’est le schisme d’Antioche qui eut une grande répercussion symétrique. Les missionnaires occidentaux faisaient en Grèce de nombreuses « conversions secrètes » : le grec faisait secrètement allégeance à l’Eglise de Rome mais continuait de pratiquer dans l’Eglise orthodoxe. Les jésuites pensaient ainsi ramener peu à peu à Rome l’ensemble des schismatiques. Nulle part ailleurs qu’en Syrie et au Liban ils n’avaient opéré autant de ces conversions, jusqu’au sommet du patriarcat d’Antioche. Mais cela déboucha en 1724 sur un drame : l’élection à quelques jours d’intervalle de deux patriarches, l’un se réclamant de Rome, l’autre de Constantinople. L’existence et l’étendue des conversions secrètes s’étala au grand jour. Le clergé latin fut dès lors vu comme un ennemi qui cherchait à subvertir les Eglises orientales. La naissance de l’Eglise grecque-catholique d’Antioche exacerbe le rejet de l’uniatisme. En 1755, le patriarche Cyrille V va jusqu’à décréter que les latins qui deviennent orthodoxes doivent être rebaptisés.

Dans l’Orient slave, à savoir sur le territoire de la Pologne-Lituanie, il y avait eu l’union de Brest, en 1596, donnant naissance à l’Eglise grecque-catholique ruthène qui deviendra ukrainienne.

La propagation de la foi selon l’Eglise tridentine

Le concile de Trente se termine en 1563. Dès 1573 est créée une congrégation « de rebus graecorum » : des choses grecques… Peu après est créée une congrégation « des affaires de la foi et de la religion catholique », qui va être appelée en 1622 « de propaganda fide » : de la propagation de la foi. Dont va dépendre la congrégation « pour les affaires du rite oriental ». L’Eglise tridentine ne reconnaît pas les Eglises orientales catholiques en tant que telles. Elle reconnaît juste un « rite oriental » indéterminé, qui doit en tout être soumis à Rome et accepter tous les diktats romains. Car si l’on tolère les liturgies orientales, il va de soi que le seul vrai rite est celui de Rome parce que c’est celui de Rome. Et l’une des grandes tâches de la Congrégation est de « corriger » dans le sens romain les livres liturgiques du « rite oriental ». Elle deviendra d’ailleurs officiellement en 1717 la congrégation « pour la Correction des livres liturgiques de l’Église orientale ». Quant à la congrégation pour la doctrine de la foi en tant que telle, elle s’occupe en même temps des païens, des orthodoxes et des protestants, et on leur envoie les mêmes missionnaires.

Au cours des décennies et des siècles suivant le concile de Trente, il y a aura diverses fluctuations dans les rapports entre les Eglises catholiques orientales et Rome, selon les idées du pape et des patriarches, car ce n’est pas toujours dans le même sens : il y a des patriarches qui veulent latiniser leur Eglise, et des papes qui réagissent en sens contraire (Benoît XIV par exemple avec sa lettre apostolique Demandatam)…

Mais dans l’ensemble la tendance est à la latinisation, d’autant plus brouillonne qu’elle sera comminatoire. Par exemple, en 1720, le métropolite grec-catholique de Kiev demande un synode sur l’organisation de son Eglise ruthène. Ce sera le synode de Zamość. On demande simplement aux évêques ruthènes de signer ce qui a été décidé et rédigé à Rome, et il ne s’agit pas seulement de l’organisation : Rome impose le Filioque dans la liturgie et le report de la première communion à l’âge de raison, ce qui détruit l’unité du triple sacrement oriental de l’illumination.

Le sommet de ce mépris pour les orientaux sera atteint par Pie IX. Au XIXe siècle, la sous-congrégation pour les orientaux était devenue une simple sous-commission, puisqu’on avait fini de « corriger » les livres liturgiques. En 1862, par la constitution apostolique Romani Pontifices, Pie IX institue une « Congregatio de Propaganda fide pro negotiis ritus orientalis ». Il n’y a toujours aucune reconnaissance des Eglises orientales, mais toujours un vague « rite oriental », et la congrégation est toujours une section de la congrégation pour la Propagation de la foi, avec le même préfet, dans les mêmes locaux. Naturellement ses membres sont des cardinaux romains. Pie IX nomme aussi 23 consulteurs : non seulement aucun n’est oriental, mais leurs fonctions, telles qu’indiquées dans le texte, montrent qu’aucun d’eux n’a une quelconque compétence dans les affaires orientales. Peu importe, puisqu’il s’agit toujours de rendre les orientaux catholiques aussi romains et tridentins que possible. On remarque que dans cette constitution, Pie IX passe avec la plus grande légèreté des « Eglises orientales » à « l’Eglise orientale », et au « rite oriental » comme si c’étaient des synonymes. Vers la fin il parle même de la « nation orientale », ce qui est un non-sens absolu. On remarque aussi que pour lui l’unique responsable du schisme est Photius (il ne dit rien de 1054).

Pie IX est le seul pape de l’histoire qui édicte deux nouveaux dogmes, ce qui dans le principe est insupportable pour les orientaux. Surtout que le deuxième est le couronnement de l’idéologie de la monarchie pontificale absolue et infaillible. Parmi les évêques qui ont quitté le concile du Vatican pour ne pas avoir à signer cela, il y a le patriarche melkite Grégoire II, auquel Pie IX enverra un légat pour le contraindre à signer. Comme il signe avec une restriction (nonobstant les privilèges des patriarches…), lorsqu’il revient à Rome et baise la mule du pape, Pi  IX le repousse du pied en disant « Forte tête… »

Pie IX avait en fait l’intention de détruire l’organisation spécifique des Eglises catholiques orientales. Il commença avec l’Eglise arménienne, grâce à un patriarche plus que complaisant, Antoine Pierre IX Hassoun. En 1867, Pie IX publiait la bulle Reversurus qui supprimait le siège arménien de Constantinople et le patriarcat de Cilicie en les unifiant dans un patriarcat de Constantinople des arméniens, dont l’organisation devenait celle d’un archidiocèse latin. Dans l’allocution par laquelle il présentait la bulle destinée à « rétablir la discipline ecclésiastique » dans toutes les Eglises qui sont « rentrées dans l’unité catholique », Pie IX disait carrément : « Nous avons décidé d’élire patriarche Antoine Hannoun »… Patriarche qui pourra porter le pallium à telle et telle fête… qui sont les fêtes du calendrier latin.

Cette bulle provoqua un schisme dans l’Eglise catholique arménienne. Le patriarche dut se réfugier à Rome (où il mourut, cardinal, naturellement). En 1873 Pie IX publia l’encyclique Quartus supra, un texte incendiaire qui aggrava le schisme.

Dès qu’il devint pape, Léon XIII s’occupa de résorber le schisme, en renversant Reversurus, alors que le texte disait que quiconque tenterait d’y faire obstacle encourrait « l’indignation de Dieu tout-puissant et des bienheureux apôtres Pierre et Paul ».

En 1893 il proclame docteurs de l’Eglise saint Cyrille de Jérusalem, saint Cyrille d’Alexandrie et saint Jean Damascène. L’année suivante il publie la lettre apostolique Orientalium dignitas, où il affirme clairement l’existence légitime et même glorieuse des Eglises orientales, et interdit la latinisation de leurs rites.

Toutefois en 1917 Benoît XV, donnant son autonomie à la congrégation « pour les affaires du rite oriental » l’appellera « Sacra Congregatio pro Ecclesia Orientali », au singulier. Il faudra attendre Paul VI, en 1967, pour que le titre devienne « pro Ecclesiis Orientalibus », au pluriel, et reconnaisse enfin officiellement l’existence de plusieurs Eglises orientales spécifiques avec non seulement leurs « rites », mais leur organisation synodale et patriarcale autonome. Et au début du concile Vatican II, le patriarche melkite Maximos IV obligera Rome à reconnaître la prééminence des patriarches sur les cardinaux, ce qui lui vaudra le respect des orthodoxes.

Mais c’est alors le règne de l’œcuménisme. Lequel est très orienté vers les protestants, plutôt que vers les orthodoxes. Et la liturgie fabriquée après Vatican II va rendre le fossé du schisme encore plus profond, malgré les réunions œcuméniques, les embrassades et les sourires, car cette néo-liturgie s’éloigne de la tradition liturgique que les orthodoxes continuent de suivre au point qu’elle contredit la tradition de façon criante et obstinée. Or, Lex orandi, lex credendi…


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7 réflexions sur “Petite histoire du grand schisme

  1. Quelle déroulé historique ! On perçoit, hélas, que la vanité, l’orgueil, la suffisance de l’un ou l’autre, catholique ou orthodoxe, n’a pas aidé. Le schisme a mis plusieurs siècles à éclater.

    Il ne faut pas oublier que le Christ, par l’intermédiaire de mystiques orthodoxes surtout, mais aussi catholiques, a demandé que Pâques soit célébrée le même jour pour tous les chrétiens. Commençons par cela.

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  2. Merci pour ce texte lumineux. Mais la lumière fait mal aux yeux à nous autres, êtres humains.

    On peut aussi tenter une analyse plus politique. Le virus hégémonique romano-franc a viré en virus hégémonique anglo-saxon après mutation luthérienne puis après une mutation hébraïque, il a viré en virus hégémonique globaliste.

    Rome a entamé à partir de V2, sa fusion dans une religiosité universelle et tôt ou tard, niera de facto la divinité du Christ. Ce n’est autre que l’aboutissement logique de ce processus historique de mille ans. La boucle se referme. Tirez-vous les amis.

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    • Entièrement d’accord avec vous, sauf les 3 dernières phrases, surtout la dernière qui me gêne. Je reste catholique. Je n’attends que l’unité à retrouver avec nos frères orthodoxes. Je l’espère et j’y crois fermement. Il est vrai que cela ne pourra être qu’après que l’Église catholique post V2 se resaisisse ; ce conciliable serait oublié.

      Le Temps actuel est confus, dramatique. Le Magistère se prononcerait à ce propos et un vrai pontife monterait sur le Trône de Pierre, la Chaire de Vérité sur la base d’une élection comme elle fut parfois aux premiers siècles.

      À l’exemple de celle du pape Fabien (pape de 230 jusqu’à son martyre en 251), un patricien romain laïc, curieux de suivre l’élection qui ne parvenait pas à désigner un candidat. Il fut miraculeusement désigné par l’Esprit Saint sous la forme dune colombe qui se posa sur lui devant la foule réunie dans la salle où se déroulaint les scrutins. L’élection etait publique, il n’y avait pas de conclaves, ni de cardinaux électeurs ; de plus en ce Temps de persécutions, peu de prêtres étaient enclin à se présenter. La foule vit en la colombe un signe indibutable du Ciel, Fabien accepta de devenir le 19ème successeur de Pierre, et l’Église l’ordonna prêtre illico.

      Les communautés protestantes sont définitivement sorties ; elles ne peuvent que rejoindre les catholiques, probablement individuellement. Quant aux autres personnes, croyantes ou non, nous ne pouvons qu’espérer et prier pour des conversions individuelles de mahométants, de juifs, de shintoistes, de bouddhistes, d’hindouistes, …ou de non croyants.

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      • HuGo vous dites vouloir rester catholique et vous avez bien raison. Pour ma part c’est en dégraissant ma catholicité de tout ce qui a été greffé dessus que je suis suis passé à l’orthodoxie. L’évêque actuel de Rome a entrepris de tuer la tradition. Il disait ne pas craindre le schisme; ce qui veut dire qu’il le souhaite. Dans son esprit malade il pense ainsi que séparée de Rome, la tradition mourra parce que c’est un truc de vieux. Les tenants de la tradition ne veulent pas s’écarter de Rome pour des raisons symétriques. En fait, c’est en restant que la tradition va se faire éradiquer. Il faut donc se séparer de Rome vous aussi. Et ne craignez pas d’être traité de schismatiques car en tuant la tradition Rome se met en rupture. Lorsque le Christ dit cette phrase « tu es Pierre … », il ne parle pas de l’apôtre mais de la Foi car l’apôtre vient de lui répondre : »Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Et la Foi génère la tradition. Hors de la tradition, plus de foi, plus de Rome, plus de rien. Je fais le pari que séparées des apostats, les églises latines reprendront vie. Ce ne sera qu’une première étape vers le retour à une église indivise et donc orthodoxe mais un escalier se monte marche par marche.

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  3. D’accord, schismatique, ce nest pas possible de l’être, puisque l’évêque de Rome n’est pas Pape.

    La gravité de la situation désolante actuelle, c’est que les dits traditionalistes reconnaissent quasi tous Bergoglio comme pape et servent de caution au modernisme vaticaniste actuel (depuis la mort du pape Pie XII en 1958) qui ne se cache plus.

    Il reste néanmoins une infime minorité de catholiques qui ne reconnaissent pas V2 et la suite. Ce sont me semble-t-il, eux les catholiques, purement et simplement. J’ajoute qu’il est difficile de suivre le Saint Sacrifice de la Messe, car ces prêtres catholiques sont très peu nombreux et répartis les uns des autres à des distances rédhibitoires pour la plupart d’entre nous. Alors, j’assiste à l’office dominical de V2, parfois des dits traditionnalistes, mais, hélas me privant quasi tout le temps de l’Eucharistie.

    Triste Temps !

    Cela dit, les orthodoxes, nos frères les plus proches, sont-ils meilleurs ? Ils se sont coupés du Magistère qui est l’un des 3 piliers de notre Foi : Bible, Tradition et Magistère. De ce fait, quoique très proches, ils se sont quelque peu peu éloignés de la Vérité, qui, toute entière ne peut être qu’au sein de l’Église catholique. Nous somme tous punis pour nos fautes, et nous ne semblons pas assez nombreux (toutes les personnes dans le monde, sans distinction humaine, dont seul NS connaît le fond de nos cœurs) à implorer la Miséricorde qui n’attend que nous pour mériter, par grâce divine, un retour du monde en le Chemin, la Vérité et la Vie.

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    • Je sais que les choses à l’intérieur de l’église latines sont très compliquées pour les fidèles fidèles (repetitat placent). Je connais très bien. Et je suis pleinement solidaire de tout ça. Pour ce qui est de la vérité, l’étude approfondie montre l’inanités de certains dogmes dits catholiques qui à l’origine, sont des « innovations » dirait-on en langage moderne et que le système de pouvoir romain a imposé comme vérité. « Vérités » hélas, hétérodoxes. Et là-dessus nous différons, bien sûr. Et au fait, à votre question « les orthodoxes sont-ils meilleurs ? ». La réponse est non; nous sommes d’affreux salopards mais qui n’ont jamais entamé le dépôt de la foi.

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